Le coassement d’un crapaud la réveilla en sursaut. Le bois sec s’était lentement consumé et la chaleur des braises rougeoyantes l’enveloppait agréablement. Shamarel s’était amollie dans cette torpeur : elle avait troqué sa légendaire vigilance contre quelques minutes de sommeil superflu.
Assise à même le sol, elle resserra ses jambes contre sa poitrine pour conserver une bonne température corporelle. Son estomac gargouilla, lui rappelant que son dernier repas datait d’un jour. Pourtant, se procurer de la nourriture n’était pas un problème pour elle. La chasse, la traque, c’était l’histoire de sa vie. Légère comme une plume, rapide comme l’éclair et furtive comme le serpent : aucune proie ne lui échappait. Alors pourquoi n’avait-elle pas pu tuer le lapin frétillant capturé le matin même ? Là était tout le problème : elle n’avait pas la vocation de sa profession. Le meurtre est une sale affaire, et Shamarel ne tuait que pour sa survie… Probablement n’avait-elle pas encore assez faim pour occire le lapin ? Elle secoua la tête, amusée par son propre mensonge. Elle savait pertinemment qu’elle n’avait pas tué le lapin parce qu’il était trop mignon.
Si Shaolyn, sa jeune sœur avait été là, elle aurait ri de sa candeur avant de trancher net la jugulaire de l’animal. Ensuite, elle aurait dépecé le lapin et extrait les abats avec la lame affutée de sa dague. Shamarel aurait observé la dextérité de sa sœur, à la fois fascinée et effrayée. Car Shaolyn, elle, avait la vocation d’assassine.
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La branche défiait toute loi d’apesanteur. Shamarel, quelques mètres en contre-bas, retenait son souffle, pressentant une chute imminente. Mais Shaolyn, par Dieu sait quelle magie, étirait son corps sur toute la longueur de la branche pour répartir harmonieusement son poids. Sa dague entre les dents, elle avançait par reptation, ondulant généreusement des hanches. Elle aurait offert par là un spectacle réjouissant à tout public masculin s’il avait été existant dans cette communauté de femmes. Shamarel, totalement absorbée par l’exploit que tentait sa sœur, n’avait pas entendu leur mère s’approcher.
Un léger râclement de gorge trahit sa présence et brisa le silence auquel Shaolyn avait contraint sa sœur pour davantage se concentrer. Shamarel leva ses grands yeux ébahis vers le visage exaspéré de sa mère. Celle-ci n’était pas seule. Elyssandre l’accompagnait, comme souvent. Que partageaient ces deux femmes ? Shamarel ne le savait guère. Elyssandre semblait contenir la sagesse du monde et sa mère, Jorael, appréciait cette présence rassurante. Or pour l’heure, la cadette de Shamarel n’excellait pas vraiment en sagesse et Jorael ne semblait nullement rassurée. Elle hésitait entre pousser un cri pour rappeler la téméraire à l’ordre avec le risque de la voir choir comme un fruit trop mûr de sa branche, ou se taire et ainsi assurer à l’oiseau, cible de sa cadette, un trépas rapide et indolore.
Jorael choisit une troisième option. Elle saisit son appeau et émit quelques notes stridentes qui détournèrent l’attention de l’oiseau en sa direction. Il considéra alors sa prédatrice et s’envola avec dédain pour se poser sur le bras que Jorael avait tendu comme perchoir à son attention.
- Mère ! Vous n’avez pas le…
Le reste de la phrase se perdit dans un craquement sinistre. Shamarel se cacha les yeux en étouffant un cri angoissé, mais aucun son de corps fracassé ne vint à ses oreilles : Shaolyn avait touché le sol aussi agilement qu’un chat sur ses pattes après avoir effectué une remarquable pirouette aérienne. L’intrépide épousseta sa jupe et lissa ses longs cheveux miel. Un petit sourire méprisant étira sa bouche. Jorael sentit la colère sourdre en elle. La main d’Elyssandre sur son épaule la calma instantanément. Elle expira profondément avant de s’exprimer.
- Quand donc envisageras-tu de grandir, Shaolyn ?
- Et quand donc cesserez-vous me de me prendre pour une enfant, mère ?
- Tuer un oiseau innocent ne relève d’aucune maturité. Détruire la nature bienveillante nous pousse davantage vers la fin. Est-ce vraiment ce que tu désires que de nous tuer peu à peu ? N’avons-nous pas assez d’ennemis pour encore exterminer ceux qui nous acceptent ? Il n’est de plus grand pouvoir que de décider qui doit vivre ou mourir. Respecte-le. Un jour peut-être, tu ne seras pas assez vive pour éviter la lame qui t’est destinée. Un jour peut-être, comme moi pour cet oiseau aujourd’hui, tu seras heureuse d’avoir une alliée. Cela pourrait être un oiseau qui t’avertit de l’approche d’un ennemi.
Shaolyn dégluti avec peine. La mort lui aurait été plus douce que la claque administrée à son orgueil.
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Oui. Shaolyn était une redoutable assassine. Avec le temps, elle avait appris à écouter le chant soudainement tu d’un oiseau.
Elle aurait aussi dégusté une délicieuse cuisse de lapin dans le noir de la nuit, et ne se serait pas assoupie devant le feu car affaiblie par la faim.
- Tu me manques Shaolyn. Vivement que nous nous retrouvions, ma sœur.